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La modernité managériale du nazisme
« [Les fonctionnaire du IIIe Reich] ont élaboré, paradoxalement, une conception du travail non autoritaire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité, dans un espace de liberté et d’autonomie a priori bien incompatible avec le caractère autoritaire du IIIe Reich, une forme de travail « par la joie » (durch Freude) qui a prospéré après 1945 et qui nous est familière aujourd’hui, à l’heure où l’ »engagement », la « motivation » et l’ »implication » sont censés procéder du « plaisir » et de la « bienveillance » de la structure »[1].
1 – Au cœur du travail de Johann Chapoutot
Parmi les livres qui firent grand bruit en ce début d’année 2020, on compte celui écrit par l’historien Johann Chapoutot, intitulé Libres d’obéir et sous-titré « Le management, du nazisme à aujourd’hui », prenant pour fil directeur, ainsi que l’explicite la quatrième de couverture, le personnage de Reinhard Höhn qui, avant de créer un influent institut de formation au management en 1956, occupa de hautes fonctions sous le régime national-socialiste. La réception médiatique de l’ouvrage, les réactions qu’il suscita, du dithyrambe à l’acerbe critique, risquait d’introduire un biais dans notre travail de recension : c’est la raison pour laquelle nous avons procédé à ce que nous pourrions bien appeler, en termes phénoménologiques, une épochè, une suspension de l’attention au réel transcendant, en ignorant tout de ce qui fut dit ou écrit sur ledit ouvrage, y compris par l’auteur lui-même[2]. « Retour au texte lui-même ! » pourrait ainsi résumer le mot d’ordre méthodologique et herméneutique de la présente note.
Mais commençons par le commencement : qui est Johann Chapoutot ? Johann Chapoutot est un jeune professeur d’Histoire Contemporaine (né en 1978), en poste à Sorbonne Université ; il est reconnu comme un spécialiste du nazisme. Parmi les traits biographiques qui retiennent notre attention et que nous avons relevés dans les différents entretiens et discours recueillis dans le volume Comprendre le nazisme[3], nous garderons en tête les deux suivants : en premier lieu, Johann Chapoutot lit dans le texte l’allemand même quand il est écrit en caractères gothiques, ce qui lui procure l’accès à un nombre incalculable d’archives, de documents, de textes de toutes sortes, etc., si bien que ses différents ouvrages regorgent de sources et de références de première main ; en second lieu, notre historien fut un étudiant en philosophie, et cela se ressent non seulement au style de son écriture, à la place de choix qu’il réserve à la philosophie dans son analyse du nazisme (par exemple, le traitement de Kant par les intellectuels nazis) mais également par une façon de procéder, une méthode, qui ne disjoint pas histoire événementielle, histoire des mentalité et histoire des idées.
Quel est le point de départ de Johann Chapoutot, dans quel terreau s’origine son raisonnement ? C’est en premier lieu le refus de tomber dans des explications par trop faciles qui nous semblent motiver son travail. Tout d’abord, le scientifique ne peut se contenter, même si, en tant qu’être humain, il ne le comprend que trop bien, du « hier ist kein warum ! » que le garde du camp de concentration (un kapo) adresse à Primo Levi[4] : faire de l’absence de pourquoi le point d’arrêt du raisonnement, c’est de fait aborder l’atrocité nazie d’un point de vue moral voire théologique. En somme, faire endosser au Mal ou à la barbarie la responsabilité de l’horreur. Évidemment, l’absurde peut s’avérer un thème philosophique, métaphysique, particulièrement fécond, mais il ne saurait satisfaire le scientifique qui souhaite rendre un phénomène intelligible en se mettant en quête moins de causes que de raisons d’agir. On sait que Hannah Arendt, dans son commentaire du procès Eichmann, s’écarta également de la tentation morale, et interpréta le comportement de l’accusé comme celui d’un fonctionnaire qui ne faisait qu’accomplir son devoir, obéissant aux ordres et aux procédures sans s’interroger sur leur sens et leur finalité[5]. Et il est vrai que l’outrancière spécialisation du travail conduit à l’irresponsabilité et à l’éviction de la faculté du jugement. Néanmoins, cela ne suffit guère à convaincre Johann Chapoutot qui, plutôt que d’interpréter littéralement les déclarations d’Adolf Eichmann, y décèle une stratégie de défense masquant son adhésion à un système de croyances, à une vision du monde[6]. La bureaucratie ne serait donc pas une explication, mais un alibi permettant de dissimiler une question majeure, massive même, et pour le moins gênante : comment rendre compte que tant d’Allemands (que nous, en tant qu’êtres humains, aurions pu être) aient pu accorder foi et crédit à un programme aussi délirant ?
14 mars 2020
Actualité intellectuelle et philosophique, Johann Chapoutot : Libres d'obéir (janvier 2020)