Source : https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/12/17/la-reconnaissance-d-axel-honneth-les-trois-grammaires-de-la-liberte_6063791_3260.html
Le nouvel essai du philosophe allemand Axel Honneth peut servir d’introduction à l’une des pensées les plus fécondes d’aujourd’hui.
Si le nom du philosophe allemand Axel Honneth est indissolublement lié au concept de reconnaissance (Anerkennung), c’est parce que ce lecteur d’Hegel et de Michel Foucault, ce progressiste qui veut redonner souffle et vie aux idées de gauche, en particulier socialistes, entend extirper l’économisme qui en a réduit la portée. Sa critique du capitalisme en sa figure néolibérale s’opère donc à l’aide de cette notion dont les applications sont pour lui autant sociales que morales. « Reconnaître » signifie en effet que « chaque rencontre intersubjective est marquée par l’attente réciproque d’un traitement d’égal à égal ». Dans son nouvel ouvrage, La Reconnaissance, fruit de conférences prononcées à Cambridge en 2017, il se consacre à l’archéologie philosophique de ce thème majeur. Par la clarté et la subtilité avec laquelle il d=découvre des usages présents de systèmes du passé, ce livre court et dense peut servir d’introduction à l’une des pensées les plus fécondes d’aujourd’hui.
Une idée européenne
Selon Axel Honneth, l’idée de reconnaissance préexiste à sa désignation, laquelle ne devient effective qu’au début du XIXe siècle dans l’idéalisme allemand, en particulier chez Fichte et Hegel. Cette constatation transforme la reconnaissance en idée européenne, puisqu’il en repère des modèles avant la lettre tant dans le contexte d’expression française, notamment chez Jean-Jacques Rousseau, que dans la philosophie écossaise du XVIIIe siècle, chez David Hume puis Adam Smith. L’exploration vers l’amont permet à Axel Honneth de dégager trois types de reconnaissances, chacun dépendant du contexte culturel dans lequel il s’enracine.
Le premier se développe à partir de l’auteur du Contrat social et, passant par Sartre, s’étend jusqu’aux poststructuralistes, tels Louis Althusser et Judith Butler. Il incarne une lecture plutôt négative de la reconnaissance. Le désir qu’on en nourrit n’expose-t-il pas le sujet à un jugement permanent de la société, où il finit par se perdre, lui et sa liberté ? Le deuxième, qui serait né de la poussée capitaliste précoce dans les îles Britanniques, considère au contraire la reconnaissance comme un correctif moral, « normatif », à l’égoïsme forcené, arc-bouté sur l’intérêt privé. Le moi intègre en lui-même un juge intérieur ou un « spectateur impartial » qui soumet nos comportements individuels aux jugements sociaux. Le troisième, qui éclôt dans la théorie kantienne de la morale, ne fonde la reconnaissance ni sur le désir ni sur la morale, mais sur la seule raison.
Loin de la pure érudition
Loin d’en revenir à l’idée de « philosophies nationales » incompatibles et incapables de dialoguer, Axel Honneth estime au contraire possible de combler les lacunes de chacune à l’aide des autres. Car l’histoire des idées telle qu’il la pratique ne vise pas que la pure érudition. Elle doit servir à créer « la condition d’une coexistence normativement régulée entre humains ». Quand la reconnaissance de style hégélien finit par justifier l’assujettissement des femmes dans le mariage et la famille, le scepticisme « à la française », méfiant envers des identités figées que l’Etat ou les dominations assignent de l’extérieur aux individus, vient à point pour la rectifier. Comme ce parcours l’établit admirablement, la liberté ne peut être que polyglotte.
9 janvier 2021
Actualité intellectuelle et philosophique, Auteurs et courants, Axel Honneth, La Reconnaissance. Histoire européenne d'une idée (décembre 2020), Honneth, Axel