Jürgen Habermas relit toute l’histoire de la philosophie
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A 90 ans, Jürgen Habermas n’a rien perdu de son style énergique ni de son goût pour la discussion. Le philosophe le montre de façon éclatante, en publiant chez son éditeur berlinois, Suhrkamp, un ouvrage imposant en deux tomes, fruit de dix années de travail, intitulé Auch eine Geschichte der Philosophie (« encore une histoire de la philosophie »). Il étonne par sa dimension – 1 752 pages ! – et son ambition : une relecture de toute l’histoire de la philosophie occidentale au prisme des relations mouvementées entre foi et savoir. Parue le 11 novembre et saluée par la presse d’outre-Rhin, cette somme devrait, d’après son éditeur français, Eric Vigne, chez Gallimard, sortir en France au deuxième semestre 2021.
Habermas, très impliqué dans les questions éthiques qu’ont soulevées les progrès de la génétique, a depuis longtemps estimé pressante la nécessité de traduire les notions religieuses en notions philosophiques, et ce afin d’établir des normes rationnelles dans une société où le « retour du religieux » n’a pas, à ses yeux, inversé la tendance à la sécularisation. Non croyant, il demeure convaincu que la philosophie moderne doit suivre un cours « postmétaphysique » et non théologique, mais juge que les traditions religieuses peuvent rayonner au-delà du cercle de leurs adeptes.
La foi et le savoir
Le premier volume étudie l’émergence de cet entrelacement. Habermas remet pour cela à l’honneur la théorie de l’« âge axial », déjà soutenue par le philosophe Karl Jaspers dans Origine et sens de l’histoire (Plon, 1954). Celle-ci veut que, dans une période comprise entre 800 et 200 av. J.-C., une révolution spirituelle se soit produite, simultanément et de façon autonome, dans diverses parties du monde : l’invention du monothéisme, du bouddhisme, de la philosophie présocratique, etc. Ce terreau commun, suivi par l’adoption du platonisme par le christianisme, noue les liens entre la croyance et la raison, lesquels ne commencent à se desserrer qu’à partir du XVIIe siècle. Dans la seconde partie, Habermas s’attache aux « traces » laissées par le compagnonnage de la foi et du savoir dans la philosophie moderne, de Hume, Kant, Hegel et les « jeunes hégéliens » (Feuerbach, Marx) qui rejettent l’exigence d’absolu, jusqu’aux problématiques les plus contemporaines.
Plus qu’une histoire, Habermas met ici en place une « généalogie ». Les concepts philosophiques sont replacés dans le contexte sociohistorique où ils apparaissent, mettant en évidence que le processus d’apprentissage de la discipline se confond avec celui de la société elle-même. La généalogie ne se réduit pas ici à une dénonciation des illusions, mais devient un outil d’élucidation aux mains d’un philosophe, certes conscient de la faillibilité de son discours mais qui entend ainsi rendre leurs lettres de noblesse à deux notions malmenées, la raison et le progrès.
21 octobre 2021
Actualité intellectuelle et philosophique, Evénement éditorial, Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie, tome I : La constellation occidentale de la foi et du savoir (octobre 2021)