Lorsqu’on fait ce genre de prédictions, on part d’une observation appliquée au monde actuel et on extrapole. Or, si on peut l’observer dans le monde actuel, c’est que c’est déjà en cours et, par conséquent, le mouvement a de fortes chances soit d’être beaucoup plus rapide qu’on ne l’avait prédit, soit de déraper complètement. Pour ce qui est du capitalisme, cela ira en effet peut-être nettement plus vite.
- Vous dites aussi que la démocratie n’est pas une découverte moderne ni une invention grecque, qu’elle a été trouvée par personne et par tout le monde. Qu’entendez-vous par là ?
- La démocratie est un régime politique, c’est-à-dire une certaine manière d’organiser les relations de pouvoir entre individus et groupes appelés à vivre ensemble pour des raisons historiques variées. Je définis la démocratie comme le régime où toutes les relations de pouvoir sont enracinées dans ceux qui obéissent et qui acceptent de le faire parce qu’ils jugent de leur intérêt bien compris d’obéir aux ordres énoncés par des individus qu’ils estiment compétents pour conduire à leur terme des entreprises collectives. Autrement dit, toute position de pouvoir en démocratie résulte de délégations consenties par des « obéissants » à des « compétents », à titre temporaire, circonscrit et réversible. » Si on accepte cette définition, on peut, je crois, démontrer, au sens fort du terme, que la démocratie est le régime politique naturel de l’espèce humaine, car c’est le régime qui correspond le mieux à la nature des problèmes que les humains réunis en société ont à affronter. Cela ne veut pas dire que ce soit le régime toujours réalisé dans les histoires humaines. Il faut qu’un certain nombre de conditions soient réunies pour que ce régime naturel puisse devenir le régime réel. Si on prend en compte l’ensemble de l’aventure humaine, aussi haut qu’on puisse remonter, c’est-à-dire le paléolithique supérieur, on peut repérer la réunion des conditions de possibilité dans les contextes les plus variés. Dans les sociétés paléolithiques de prédateurs, de chasseurs et de cueilleurs, on a des régimes démocratiques. Les institutions n’ont évidemment rien à voir avec celles que nous connaissons aujourd’hui, mais les principaux critères retenus sont effectivement respectés. Il y a d’innombrables exemples de démocraties parfaitement conformées dans le monde primitif. » Les conditions ont été à nouveau réunies dans un contexte radicalement différent, dans l’univers des cités grecques. De même dans les cités médiévales d’Europe, en Italie du Nord, dans la vallée du Rhin, les Pays-Bas, la Hanse, il y a des expériences démocratiques qui sont des réinventions, parce que le souvenir des cités grecques avait totalement disparu. A l’époque moderne, c’est-à-dire à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, des conditions sont à nouveau réunies pour des phases de démocratisation, qui commencent dans les Provinces unies lorsqu’elles échappent à la domination espagnole, puis en Angleterre, et dans d’autres parties de l’Europe. Personne n’a, en effet, inventé la démocratie, mais beaucoup de peuples l’ont réinventée.
- Vous renversez l’idée reçue, à propos de l’Angleterre et des Provinces unies, en affirmant que l’apparition des tendances démocratiques précède celle du capitalisme.
- Cela me paraît une évidence. Il est facile de montrer que l’économie ne peut se développer de façon capitaliste que si les principes démocratiques sont d’abord posés. Il n’y a pas de régime capitaliste sans droit de propriété. Qu’est-ce qu’un droit de propriété ? C’est la garantie que ce qui est « propre » à chaque acteur social ne sera l’objet d’aucune injustice de la part des puissants. Autrement dit, cela suppose l’existence d’un Etat de droit, d’un appareil judiciaire qui fonctionne à peu près convenablement. Il faut ensuite des marchés « réglés », c’est-à-dire des espaces sur lesquels les acteurs sociaux, individus ou groupes, puissent se rencontrer pour échanger, partager, explorer les solutions de leurs problèmes économiques. « Réglés », cela veut dire soustraits à la violence et à la ruse. Il faut enfin que les acteurs économiques puissent prendre les initiatives qu’ils jugent efficaces pour satisfaire une demande virtuelle solvable et en retirer des profits. Il faut donc une liberté d’initiative. » La précédence du régime politique sur le régime économique me paraît fondée en théorie. Mais il faut aller vérifier dans les faits si, chaque fois que se met en place un régime démocratique, il en résulte une organisation des activités économiques où les trois premiers caractères du capitalisme soient représentés : droit de propriété, marchés réglés et liberté d’initiative. La réponse est positive. En ce qui concerne le capitalisme contemporain, il faut ajouter un quatrième caractère distinctif : l’injection perpétuelle d’innovation technique. Si l’on cherche le facteur ultime qui explique que l’économie soit en développement perpétuel, celui-ci est incontestablement la science.
- Vous affirmez que la démocratie est nécessaire à l’invention du capitalisme, mais pas à son adoption. Avez-vous en tête l’exemple de la Chine ?
- J’ai pensé à tous les cas de développement économique depuis la seconde moitié du XIXe siècle qui se sont déroulés dans le cadre de sociétés non démocratiques. Ils sont majoritaires, à commencer par la France. Le décollage économique s’est effectué en France sous le Second Empire. En Amérique latine, cela a eu lieu, au Mexique, sous le régime de Porfirio Diaz. Sont en effet compatibles avec le capitalisme des régimes que l’on peut appeler « autoritaires ». C’est-à-dire des régimes où le pouvoir est monopolisé par une minorité, souvent l’armée, et où il est totalement interdit d’essayer de déloger ceux qui sont au pouvoir, ce qui est diamétralement contradictoire avec la démocratie. Mais cette minorité peut, dans certains cas, respecter les règles fondamentales du capitalisme, en garantissant le droit de propriété et, surtout, en faisant en sorte que les investissements sur lesquels l’effort sera concentré affrontent un marché efficace, qui ne peut être que le marché international. » J’ai toujours considéré que le miracle asiatique, qui ne s’est pas évanoui avec la crise actuelle, suppose l’existence des Etats-Unis et de l’Europe, et celle d’un marché international qui soit réglé d’une manière à peu près convenable par la pression de ces pays capitalistes qui ont, eux, des régimes démocratiques.
- Une démocratie peut-elle exister sans vertus civiques ?
- Je retiens quatre conditions de possibilité pour la démocratie. La première est la stabilité du cadre social à l’intérieur duquel les expériences démocratiques doivent s’effectuer. Il faut, en effet, du temps ; si le cadre ne cesse d’être bouleversé, l’expérience capote. La deuxième est qu’il n’y a pas d’expérience démocratique dans des sociétés isolées. Cela implique l’existence d’une aire culturelle distribuée en plusieurs sociétés politiques, comme ce qu’on a appelé le concert des nations en Europe. Troisième condition : il faut que la société soit structurée par des centres autonomes de décision, qu’il y ait des contre-pouvoirs. Aucun pouvoir en effet ne se contrôle de lui-même, comme l’expliquait Montesquieu. Or ces centres autonomes n’existent pas dans toutes les sociétés. En Europe, les centres principaux ont été les aristocraties d’un côté et les paysanneries de l’autre, qui ont été des contre-pouvoirs très efficaces à toute tentative d’expansion du pouvoir royal. Il faut enfin que les acteurs développent un certain nombre de qualités qui leur permettent de gérer d’une manière à peu près convenable une démocratie. On peut qualifier celles-ci, selon la terminologie philosophique classique, de dispositions permanentes acquises, c’est-à- dire de vertus…
- Que pensez-vous de la crainte d’une érosion des valeurs démocratiques, illustrée par l’absentéisme électoral, la perte d’adhérents des syndicats et des partis, bref de l’apparition d’une démocratie sans citoyens ?
- Il faut distinguer entre crise de la démocratie et crise dans la démocratie. Il s’agirait dans le premier cas d’un effritement des conditions qui permettent aux régimes démocratiques d’exister, et je n’y crois pas beaucoup. Je demeure optimiste, à l’horizon d’une, deux ou trois générations, pour les chances de la démocratie dans le reste du monde. On peut en revanche parler d’une crise, au sens étymologique, dans la démocratie : le moment où l’on passe de ce qui disparaît à ce qui n’a pas encore émergé. Je prendrai en exemple la désaffection, que je crois incontestable en Europe, des citoyens à l’égard de la vie politique dans leurs pays respectifs. On peut considérer que le découpage politique européen est totalement inadapté. Les décisions se prennent à un niveau supérieur, européen ou planétaire, et, par conséquent, les citoyens ont le sentiment, parfaitement justifié, que leurs hommes politiques ne maîtrisent plus grand-chose. On peut estimer qu’un certain nombre de problèmes sont mieux gérés à un niveau infra-étatique, celui de la région, ou supra-étatique.
- Vous êtes donc favorable à la création, au XXIe siècle, d’un exécutif européen fort et responsable devant un véritable Parlement fédéral ?
- Je suis pour les Etats-Unis d’Europe. Cela tient en partie au fait que je suis lorrain, né près des frontières allemande et luxembourgeoise. Mais je le crois surtout pour la raison suivante : les histoire humaines se déroulent dorénavant à l’échelle planétaire. Pour participer à l’histoire à l’échelle planétaire, il faut faire le poids.
6 janvier 2023
Actualité intellectuelle et philosophique, Mort de Jean Baechler (août 2022), Morts d'intellectuels