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Par Nicolas Weill
Le poète et prosateur Paul Valéry (1871-1945) fait partie de ces écrivains immenses dont on croyait tout connaître. Mais ses archives, tombées depuis peu dans le domaine public, réservaient encore la colossale surprise d’un système philosophique en bonne et due forme. Le lecteur d’aujourd’hui le découvre avec étonnement et plaisir, grâce à l’événement − le mot n’est pas ici exagéré – que constitue la publication des cours qu’il donna au Collège de France, après une élection difficile, entre le Front populaire et la Libération (1937-1945).
Bien sûr l’existence de ces séances, auxquelles assistèrent notamment Maurice Blanchot, Roland Barthes ou Yves Bonnefoy, loin d’être inconnue, avait auprès des chercheurs le statut d’origine légendaire de certaines des grandes tendances de la littérature contemporaine : la « mort de l’auteur », la filiation mallarméenne du poème ne renvoyant qu’à lui-même, etc. Mais la lettre en était demeurée méconnue et le souvenir des improvisations géniales dues à l’auteur du Cimetière marin paraissait voué à disparaître avec les derniers auditeurs. Réparties entre plusieurs fonds, les notes préparatoires aux 197 séances que Paul Valéry assura, deux fois par semaine, dans les salles bondées du Collège, semblaient aussi fragmentaires que le sont parfois ses Cahiers, tenus de 1894 à 1910 (publiés en treize tomes, chez Gallimard).
La découverte, en 2021, par l’historien de la littérature William Marx, lui-même professeur au Collège de France, et son équipe, de la transcription sténographique intégrale des seize premières leçons dans les archives de Gallimard, l’éditeur de Valéry, en a décidé autrement. S’ajoutant au matériel disponible, elle a permis une reconstitution complète de trente-sept d’entre elles qui projette, grâce aux autres documents destinés au cours du « professeur Valéry », comme ironisait la presse du temps, un éclairage suffisant sur l’ensemble des réflexions tardives menées dans ces sombres temps, dont elle conserve un écho.
Une interprétation originale de la sensibilité
Comme le souligne William Marx, éditeur de ces deux volumes, Paul Valéry n’avait alors plus rien à prouver. Il n’en a pas moins rempli sa mission avec minutie en déployant, au soir de son existence, un système théorique accessible à son public. Mais alors que celui-ci s’attendait à l’entendre discourir sur tel ou tel auteur, tel ou tel roman ou poème, le voici qui se penche principalement sur l’étude de la poïétique (du grec poiein, « faire »), c’est-à-dire la production des « œuvres de l’esprit » en général, entendue au sens physiologique, anthropologique et social.
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L’idée-force qui anime la pensée de Valéry au cours de ces années consiste en effet en une interprétation originale de la sensibilité. Ce terme n’a pas chez lui le sens habituel de capacité psychologique à recevoir des impressions de l’extérieur. La sensibilité se comprend d’abord comme action, réponse à des stimulations par une création autonome. En penseur informé de la science, de la mathématique à la thermodynamique et à la relativité, Paul Valéry illustre cette conception dynamique de l’esprit par l’exemple de l’œil qui « voit » une couleur verte en réaction à une trop forte exposition à un rouge brillant. La « sensibilité généralisée » devient un principe d’explication du réel, même si Valéry qualifie ceci de « mythe » qu’il se trouve « en train de construire ». Comme dans la phénoménologie de l’Allemand Edmund Husserl (1859-1938), nous comprenons l’univers, à en croire Valéry, dans la mesure où nous le constituons par notre esprit, lequel ne réside pas dans le royaume abstrait des idées, mais s’appréhende comme inséparable du monde de la vie.
« L’esprit est désordre en principe »
Cette mise en avant de la sensibilité s’accompagne d’une critique de la philosophie parfois un peu trop réduite à la métaphysique traditionnelle de Descartes ou de Leibniz, alors que ces pages montrent à quel point Paul Valéry se trouve de facto à l’unisson de celle de son temps et plus philosophe qu’il ne voudrait se l’avouer. Du reste, la séparation entre la philosophie et l’œuvre d’art, toutes deux jaillissant d’une même source sensible, est remise en question. Seule chose « hors d’atteinte de tout doute », la sensibilité remplit l’esprit d’un chaos et d’une variabilité totale (« L’esprit est désordre en principe, l’ordre il le crée, mais il ne l’est pas »). Toute cristallisation du moi en sujet fixe, organisé et tout-puissant en devient impossible.
Valéry estime donc que la biographie d’un artiste ou d’un scientifique n’est d’aucune utilité pour expliquer son œuvre, laquelle s’édifie toujours dans l’instant, à travers une richesse surabondante d’excitations, au sein d’un champ de forces aléatoires où entrent également des facteurs sociopolitiques (qu’il nomme déjà habitus). Ainsi, en évoquant Léonard de Vinci, lance-t-il à son assistance, dans le style de l’autodérision : « L’œuvre elle-même est une sorte d’élimination, c’est de l’air expiré (…), enfin l’œuvre se produit, l’être revient à son état initial. L’homme de génie a passé par l’état de génie et revient à l’état ordinaire du monsieur quelconque que vous voyez. »
L’autre pan de sa réflexion porte sur le langage, seule instance capable d’interrompre le mouvement incessant de la sensibilité comme de l’esprit. Dans l’une des images époustouflantes qui parsèment ces propos et en rendent la lecture haletante, Paul Valéry compare le mot à un pont de bois branlant, qui tient tant qu’on le traverse vite. Si l’on s’y arrête, le mot se dégrade en « concept » et, sous le couvert de s’approfondir, perd tout lien avec l’activité créatrice : « Tout ce que nous pouvons définir se distingue de l’esprit producteur et s’y oppose », résume-t-il. Si ce constat confère une certaine prééminence à la poésie dans l’ordre de la pensée, les champs parcourus par ces cours s’étendent à tous les domaines humains individuels et collectifs, abordés avec la jubilation évidente d’un Paul Valéry qui parvient encore, d’outre-tombe, à se renouveler et à nous étonner.
Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.
REPÈRES
1871 Paul Valéry naît à Sète (Hérault).
1892 « Nuit de Gênes » : Paul Valéry décide de consacrer son existence à la « vie de l’esprit ».
1900-1922 Il est secrétaire particulier d’Edouard Lebey (Agence Havas).
1917 La Jeune Parque (Gallimard).
1925 Il est élu à l’Académie française.
1927 Monsieur Teste (Gallimard).
1937 Il est élu au Collège de France, chaire de poétique.
1941 Tel quel (Gallimard).
1945 Il meurt à Paris.
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Nicolas Weill
6 janvier 2023
Actualité intellectuelle et philosophique, Evénement éditorial, Paul Valéry, Cours de poétique (janvier 2023)